Préambule : Cet article est une contribution aux réflexions sur le « monde d’après » , que d’aucuns appellent de leurs vœux à l’occasion d’un véritable bouillonnement créatif et intellectuel engendré par la crise du Covid-19. Il vise à engager une réflexion sur une thématique dont l’actualité ne cesse d’évoquer le caractère essentiel pour faire face à cette nouvelle ère qui s’ouvre, celle de la résilience collective des territoires. Cette réflexion est à cheval entre le théorique et le pratique, entre une posture de prise de recul et d’engagement militant et entre le micro et le macro, tout ceci dans un référentiel à la fois systémique, interdisciplinaire et centré autour de l’humain, dans une double dimension individuelle et collective. 

1. Une crise à caractère systémique

Nous vivons une époque inédite. L’ampleur de la crise sanitaire actuelle, générée par la propagation exponentielle du Covid-19, est telle que plusieurs analystes qualifient cette crise comme étant systémique, multi-causale, et associée autant à une crise du jugement, qu’une crise de la compréhension qui frappe presque tous les pans de notre existence.  

D’une nature profondément différente des grandes crises précédentes, telles que celles de 1929 et de 2008, cette crise se caractérise par un effondrement à la fois de l’offre et de la demande, ce qui conduit à un véritable effet domino sur l’ensemble des chaines de valeur mondiales et aboutit à une véritable mise à nu des fragilités sociales, économiques et écologiques que dénoncent depuis plusieurs années notamment les tenants de la thèse de l’effondrement . Cette thèse a donné lieu à une véritable approche pluridisciplinaire s’intéressant à l’effondrement possible de notre civilisation, désignée sous le vocable de Collapsologie, terme venant de l’anglais collapse, qui signifie s’effondrer et du grec logos, discours . En France la collapsologie est représentée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens , mais elle trouve aussi ses origines dans la publication du rapport Meadows en 1972, réalisé par des chercheurs du MIT et commandé par le Club de Rome .

Pablo Servigne, qualifie cette pandémie de « crise cardiaque… qui montre l’extrême vulnérabilité de nos sociétés », leur degré d’interconnexion, de dépendances et d’instabilité . Il est rejoint en cela par le philosophe et sociologue Edgar Morin dans le fait que cette crise sanitaire constitue « un événement inouï »,  qui nous rappelle de manière tragique que « tout ce qui semblait séparé est [en réalité] relié et [que] nous avons une communauté de destin » . Avec la collapsologie, poursuit Pablo Servigne, « nous avons surtout mis en évidence que des grands chocs systémiques étaient possibles… les catastrophes sont désormais la réalité de la génération présente : nous en vivrons de plus en plus tout au long du siècle. Non seulement elles seront plus fortes et plus puissantes, mais elles viendront de toutes parts (climat, économie, finance, pollutions, maladies…). Cela pourra provoquer des déstabilisations majeures de nos sociétés et de la biosphère, des effondrements. »

Qu’on l’admette ou qu’on le dénie, chacun sent bien qu’à présent l’avenir de la vie terrestre se trouve mis en jeu dans une urgence inouïe. Et chacun sait que, depuis l’apparition des premières contaminations dans un nombre croissant de pays, déclenchant ce qu’on appellerait en physique nucléaire une réaction en chaîne, chaque pas compte et semble se surcharger systémiquement de conséquences très difficilement réversibles – sinon absolument irréversibles. Sur ce dernier point, citons le propos du Dr David Navarro, l’envoyé spécial des Nations Unies pour la réponse à la crise du Covid 19, qui a déclaré à la BBC que les gens devraient s’habituer à certaines restrictions et ne devraient pas s’attendre à ce que la vie revienne à ce qu’elle était avant l’épidémie   

2. A la racine du mot « crise »

La notion de crise est porteuse d’un paradoxe et apporte de l’incertitude … Le philosophe Edgar Morin, dans son ouvrage « Pour un crisologie », nous rappelle que chez les Grecs, le mot crise – « Krisis » (“κρισις“) – correspond au moment qui permet le diagnostic d’une maladie, c’est-à-dire, le moment où des symptômes très nets de telle ou telle affection apparaissent et permettent aux médecins de dire qu’il s’agit de la rougeole ou de la grippe par exemple. Alors que le mot « crise », dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, signifie exactement le contraire : il traduit la difficulté de faire un diagnostic. 

À un second niveau, poursuit Edgar Morin, si l’on se réfère à la notion de régulation cybernétique (ce que l’on appelle le feed-back négatif, qui permet de réduire les déviances dès qu’elles apparaissent), la crise signifie que le dispositif de régulation ne fonctionne plus correctement et qu’une déviance apparaît dans le cours normal des événements et des choses. Selon la logique de ce feed-back positif (qui à l’inverse du négatif, dérégule), la déviance en se développant peut conduire à la désintégration du système. C’est, en tout cas ce qui se passe dans les systèmes physiques. 

Dans les systèmes vivants, relève Edgar Morin, en particulier humains et sociaux, la déviance provoquée par la crise pourrait permettre une nouvelle organisation, éventuellement meilleure, parce que répondant aux causes qui l’avaient provoquée. Une crise a donc en elle des potentialités négatives de régression et de destruction, et des potentialités positives qui, grâce à l’imagination créatrice, permettent de trouver de nouvelles solutions. La crise, conclut-il, « révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l’individu) : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités ; et en même temps la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l’organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation. Et c’est sur ce point que la crise est quelque chose d’effecteur. Elle met en marche, ne serait-ce qu’un moment, ne serait-ce qu’à l’état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution ».

3. Toute crise s’accompagne d’un « pharmakon » (remède-poison)

Dans son usage originel en tant que terme médical, comme souligné par Edgar Morin, la crise désigne un changement survenant dans le cours d’une maladie et dont l’issue peut être heureuse ou non (Littré), et c’est  donc fondamentalement un moment de décision (krisis désigne d’abord, chez Hippocrate, le moment où l’issue d’une maladie se décide). C’est le moment, nous rappelle le philosophe Bernard Stiegler, où le corps sécrète un « pharmakon »  qui signifie en grec à la fois remède ET poison et qui est « à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin … C’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice » . La crise met en mouvement des processus désordonnés qui peuvent devenir déchaînés mais qui comportent, tel le pharmakon, les germes d’un renouveau et de solutions possibles. 

Dans des conditions extrêmes telles que celles que nous avons été amenés à vivre avec la crise du Covid19, les anciens déterminismes et recettes toutes pétries de prévisibilité se retrouvent inopérants ou tout du moins insuffisants pour adresser une échelle de complexité . Jamais on aurait pu imaginer il y a quelques mois à quel point on serait tous en train de vivre une rupture à une échelle planétaire et dans tous les domaines de notre existence… c’est un sentiment autant qu’un phénomène universellement partagé qui laissera des séquelles et il faudra apprendre à vivre avec ce sentiment d’une menace qui inquiète de manière vive et qui n’était plus familière depuis maintenant un demi-siècle : « On est confronté à des situations psychologiques totalement inédites qu’il nous faut apprendre à maitriser avec discernement », observe la philosophe Claire Marin .

Dans le même temps, l’action se trouve stimulée dans des voies et une ampleur sans précédents, en dehors des sentiers battus de nos dogmes et régularités de pensée et à la mesure de défis inédits et aux effets dévastateurs si rien n’est fait à la juste mesure pour y faire face, selon des analyses de la Banque Mondiale. .

Ici s’éclaire le double visage de la crise : risque et chance, risque de régression, chance de progression. C’est que la crise met en œuvre, et nécessairement l’un par l’autre, désorganisation et réorganisation nous rappelle Edgar Morin ; toute désorganisation accrue porte effectivement en elle le risque de mort, mais aussi la chance d’une nouvelle réorganisation, d’une création, d’un dépassement.  

La crise porte donc en elle non seulement la possibilité du retour au statu quo ante (par résorption de la perturbation),  mais également la potentialité de désintégration du système social (aggravation des fossés sociaux et sociétaux, entre riches et pauvres, entre protégés et vulnérables etc.), ou des possibilités de changements. Ces changements peuvent être locaux, de détail, incrémentaux, mais ils peuvent également constituer des transformations au cœur même de l’organisation sociale selon Edgar Morin. 

On fait tous face aujourd’hui à un événement qui bouleverse nos styles de vie, mais une question majeure est posée et elle est centrale pour les temps à venir : est-ce un interlude ou plutôt un changement de direction profond dans les mœurs, les normes de la vie sociale, la manière de gouverner nos sociétés ? Quoi qu’il en soit, on peut imaginer que la pandémie marquera les esprits et l’imaginaire d’une génération au moins, comme ce fut le cas pour les guerres, les émeutes ou les chutes de régimes politiques à maintes reprises dans l’histoire, affirme Ettore Recchi, professeur à l’Observatoire sociologique du changement.  

En tout cas, nous rejoignons parfaitement le sociologue Bruno Latour lorsqu’il estime qu’« (il) serait terrifiant de ne pas profiter de cet arrêt général pour infléchir sur le système actuel » , ce qui n’est pas sans rappeler la phrase célèbre de Winston Churchill « never waste a good crisis » . Autant les analyses, projections et autres « listes à souhait » pullulent sur ce « monde d’après », autant la sagesse et la pondération nous disent qu’on ne peut absolument pas prévoir ce monde d’après, comme le précise Edgar Morin dans un entretien récent à propos de la crise du Covid-19 . 

Ce qui est sûr, c’est que cette crise favorise autant les réactions d’angoisse que l’imagination créatrice, ce qui se matérialise par un bouillonnement d’idées et d’initiatives ingénieuses. Un peu partout nous pouvons observer l’émergence d’un grand nombre de « propositions spontanées par des communautés locales qui sont interconnectées et qui permettent d’avancer très vite et d’être au moins aussi efficace que la puissance publique, si ce n’est plus, lorsque celle-ci est complètement dépassée comme c’est le cas en ce moment », observe l’économiste et directeur de recherche au CNRS Gaël Giraud .

4. Un terrain de jeu crucial pour l’après-Covid : la transformation des territoires 

En effet, lorsque le système n’est plus capable de répondre aux besoins, il faut le reconfigurer d’abord et avant tout pour satisfaire les besoins de base : eau, nourriture, santé, hébergement, énergie, travail… Cela, affirme Gunter Pauli, théoricien de la Blue Economy , doit se traduire par « l’émergence d’une nouvelle économie de ‘l’autre côté de la crise’, recentrée sur les communautés, sur les villes et les villages » . La vraie question en commun qui se pose, poursuit-il, c’est « qu’est-ce que je vais faire dans mon village, dans ma ville, dans la communauté, avec ma famille ? » et c’est là selon lui que se joue la transformation de l’économie à venir. 

Cette question des territoires n’a pas attendu l’arrivée du Covid-19 pour se poser en termes cruciaux. Souvent quand on parle de territoires, on a plutôt en tête un espace géographique, physique, des frontières administratives. En réalité, le territoire c’est bien plus que cela… On ne peut parler de territoire que s’il y a des dynamiques d’acteurs, des événements, des projets, qui se font dans un bassin de vie pour transformer son environnement, que ce soit dans l’urbain ou dans le rural . Depuis près de 30 ans, l’économie territoriale met en évidence l’émergence de dynamiques économiques endogènes, construites sur des ressources tant matérielles que réticulaires (en réseau d’acteurs), locales et communautaires . 

En juillet 2019, le sociologue Bruno Latour estimait dans une tribune du quotidien Le Monde qu’il devenait urgent de transformer les questions d’écologie en question de territoire afin de sortir de la crise politique et environnementale, poursuivant dans des termes directs qui expriment sa fibre militante et invitent à l’engagement : « Arrêtons un moment de parler d’écologie, de nature, de salut de la planète, de protection de la biosphère. Pourquoi ? Parce que cela renvoie toujours à quelque chose d’extérieur, quelque chose que l’on considère comme à travers une vitre, qui nous concerne peut-être, mais à la marge. Vous aurez remarqué qu’il en est tout autrement dès qu’on parle de territoire. Si je vous dis : ‘ Votre territoire est menacé’, vous dressez l’oreille. Si je vous dis : ‘ Il est attaqué’, vous êtes tout feu tout flamme pour le défendre. »

Cette formule radicale, teintée de sentiment d’urgence, fait écho aux analyses du Philip Kotter, théoricien du changement à l’Université d’Harvard, qui indique la nécessité d’une « burning platform » (un besoin urgent de changer, mobilisant autant la raison que les émotions) pour que puisse s’engager toute dynamique collective de changement . Fondamentalement, à la base de tout changement comportemental, ce qui entre en jeu c’est la façon avec laquelle nos croyances individuelles et collectives se combinent et se renforcent pour nous « protéger » du changement de façon naturelle et puissante, comme le ferait un système immunitaire, nous dit Robert Kegan, de l’Université d’Harvard . L’étude menée par Robert Kegan et ses collègues met en lumière la nécessité de dépasser le cadre purement incantatoire du changement que nous rencontrons souvent (du genre « il faut changer, nous n’avons pas le choix » etc.) et de « changer de logiciel » pour adresser des transformations autant sur le plan individuel qu’à grande échelle et à un niveau systémique, ainsi que l’affirment Peter Senge, du MIT et ses collègues dans une étude sur le changement systémique en logique d’action collective.

5. La question de la résilience territoriale

Face à un tel « effet domino » généré par le caractère systémique de la crise du Covid-19 , les communautés et les territoires peuvent et doivent servir de zones tampon de résilience, affirme Isabelle Delannoy, la théoricienne de l’économie symbiotique . « Il suffirait d’un groupe de dominos suffisamment ancré au sol pour arrêter la chaine … » affirme-t-elle. Cela ne peut se faire, estime-t-elle, que par un vrai travail de mutualisation des risques et de partage de la valeur autour des besoins essentiels (alimentation, sécurité, santé, énergie, etc.) avec la communauté, dans un territoire local. Ce travail synergique et systémique est le seul à même de donner lieu à terme une régénération économique, écologique et sociale au travers de boucles de développement local auto-portées qu’elle appelle des « spirales symbiotiques » . 

Pour ce faire, il faut passer, affirme Gunter Pauli , « d’un système top down ou bottom up vers un système immunologique », un système qui repose sur le principe de la subsidiarité, avec des acteurs terrain qui prennent des décisions locales là où c’est nécessaire et quand il faut prendre une décision, parce qu’ils ressentent bien ce qui est à faire… 

Mais qu’entend-on exactement par « résilience territoriale » et quels en sont les ressorts, pour développer une capacité collective d’agir ?

La « résilience » est un concept polysémique, et sa signification diffère selon la discipline qui la mobilise, l’environnement dans lequel elle est utilisée et les objectifs qu’elle sert . Nous adoptons ici une approche interdisciplinaire de ce concept de résilience, permettant aux différentes dimensions du développement dans les sociétés humaines de s’interrelier et proposons la définition suivante de la résilience sociétale, issue de l’analyse de Benedikter & Fathi (2017) : « Une société flexible et intégrative, en capacité de faire face à des incertitudes diverses et à résister à des crises versatiles en se réinventant constamment » . 

Plus que jamais, ce terme de résilience fait le « buzz » depuis notre entrée dans cette crise sanitaire puis globale : le représentant spécial auprès du secrétaire général des Nations-Unies pour la réduction des risques de catastrophe estime à ce titre que, de la même manière que l’austérité a été le  ‘ terme-motif ’ (« motif word » dans le texte) de l’après crise financière, le terme-motif de l’après-Covid sera probablement la résilience . A la question de ce qu’implique la résilience, il répond en quelques mots simples qui résument notre propos : « Shared burdens. Solidarity. Community over individual enrichment » (notre traduction : « Charges partagées. Solidarité. Communauté plutôt qu’enrichissement individuel »).

Appliquée aux territoires, la notion de résilience renvoie à la « capacité [des territoires] à anticiper, à réagir et à s’adapter pour se développer durablement quelles que soient les perturbations auxquelles il doit faire face » . Ainsi définie, la résilience territoriale se traduit par une mise en mouvement, une recherche perpétuelle   d’équilibre   dynamique   entre   des caractéristiques paradoxales et des processus contraires: court   terme   et   temps   long,   échelle   locale   et mondialisation, redondance et efficacité, sur-mesure et prêt-à-porter, autonomie et dépendance… Il semble que son étude doive également rechercher l’équilibre entre une analyse systémique «méta» replaçant le territoire dans   des   dynamiques   mondiales, notamment économiques, et une approche «infra» par analyses locales fines .

6. Les fragilités des territoires : des « wicked problems » (problèmes pernicieux, vicieux)

Cette crise, comme nous l’avons vu précédemment, a servi de véritable miroir des inégalités territoriales et sociales et a mis à nu les nombreuses fragilités qui existent à l’échelle des territoires. Une étude menée par l’Observatoire des Partenariats en France en 2019 a catégorisé  ces fragilités territoriales en quatre dimensions : (i) économiques (emploi chômage insertion, développement économique, pouvoir d’achat) ; (ii) sociales (pauvreté/lutte contre l’exclusion, mal logement, handicap, …) ; (iii) sociétales (éducation, santé, sécurité, …) ; (iv) environnementales (pollution, transition énergétique, …). 

De telles fragilités constituent ce que certains auteurs appellent des wicked problems , imparfaitement traduit en français par ‘pernicieux’, ‘flous’, ou ‘faiblement structurés’ et qui sont typiquement des problèmes non linéaires . On peut caractériser ces problèmes comme étant (i) complexes et non structurés, en ce sens qu’ils exigent un processus décisionnel fluide et continu ; (ii) transversaux, dans la mesure où ils « traversent » une grande diversité de domaines, mettant en jeu des ressources aussi bien financières, matérielles et immatérielles que naturelles ; (iii) constants et incessants, puisqu’ils demandent la mise en œuvre  de solutions élaborées et interdépendantes, qui vont nécessairement affecter un grand nombre d’agendas politiques .

Or, l’approche de tels problèmes dits « wicked » et correspondant à la plupart des fragilités territoriales à caractère multidimensionnelle passe par le dialogue, l’intelligence collective, la participation et l’action concertée engageant une multiplicité d’acteurs, parties prenantes des problèmes en question .

7. La co-construction pour le bien commun, au cœur des dynamiques de résilience et de changement systémique des territoires

De nombreux travaux et auteurs mettent en avant la nécessité de développer des alliances pour le bien commun, au service de nos communautés et de nos territoires, à même de développer leur résilience sur la durée . Gaël Giraud estime qu’il faudra compter sur un sursaut individuel et surtout collectif, et observe que ce qui est en train d’émerger en ce moment plus que jamais, c’est la question des communs et de la mise en commun de notre intelligence collective et d’un certain nombre de ressources pour faire face aux dégâts sociaux et humains absolument colossaux à venir . Dans la même veine, Gunter Pauli affirme que « (lorsque) vous faites face à une telle crise, vous devez rassembler un maximum de gens qui ont le bien commun comme priorité absolue. Ce n’est pas l’économie ou la santé seules qui sont importantes, c’est le bon sens de la population qui parle avec son cœur » . 

Dans une étude sur le changement systémique publiée par le MIT Sloan Management Review, Peter Senge et ses collègues affirment que pour adresser des problèmes systémiques, tels que les profonds déséquilibres sociaux et écologiques engendrés ou amplifiés par la globalisation, une collaboration intersectorielle va être nécessaire à une échelle sans précédent . Une telle collaboration doit être cocréée, selon les auteurs, par diverses parties prenantes par l’imbrication (ou « l’entre-tissage », traduction littérale de « Interweaving ») de trois domaines : conceptuel, relationnel et orienté-action, aboutissant à une « ouverture des esprits, des cœurs et des volontés à travers des réseaux qui traversent les diverses frontières organisationnelles (et institutionnelles) ».

De telles alliances à l’échelle de communautés ou de territoires recouvrent une grande diversité d’approches qui vont de la logique associative pure aux pratiques RSE des organisations . Ces approches intègrent aussi bien (i) le mécénat, (ii) l’innovation sociétale – développement de solutions innovantes pour répondre à des fragilités, (iii) la coopération d’acteurs qui se mettent ensemble pour développer des offres communes répondant aux besoins des communautés et des territoires, (iv) ou encore par les pratiques responsables – des associations qui aident des entreprises. Ces alliances d’intérêt général, à l’échelle des territoires recouvrent également  une grande diversité d’acteurs, allant de la sphère publique et des collectivités territoriales, aux associations, en passant par les entreprises ou le milieu académique et en appellent, à une nouvelle forme d’ingénierie territoriale, selon les travaux menés Le Rameau, un laboratoire de recherche appliquée dans la co-construction territoriale en France .

Cette nouvelle ingénierie territoriale dite « relationnelle » ou de « catalyse territoriale » a pour objectif de rassembler les acteurs autour des enjeux du territoire, et de favoriser l’interconnaissance et le développement des relations pour faire émerger de nouveaux projets. Une telle ingénierie relationnelle se traduit pratiquement par l’accompagnement (i) de dialogues territoriaux, visant à animer les territoires par le partage de connaissance, la sensibilisation aux partenariats et la mise en relation en lien avec les problématiques et/ou opportunités clés communes ; (ii) d’expérimentations collectives destinées à faire émerger les besoins, à co-construire des solutions innovantes et à évaluer les résultats « chemin faisant » pour ajuster en continu les dispositifs en place ; (iii) de partenariats publics privé société civile, destinés à faire pérenniser et aider la démultiplication des expérimentations collectives et des solutions co-générées sur d’autres lieux, communautés ou domaines.

Concrètement, ce qui est à retenir, c’est un schéma de fonctionnement que nous pouvons résumer ci-après et qui nous semble à même de favoriser cette transformation à la fois sur le plan comportemental, cognitif et institutionnel, à l’échelle d’individus, de collectifs et de communautés . Pour changer de « modes de pensée et d’action », il faut (i) s’engager des dialogues où chacun apprend à découvrir (et à comprendre) la perspective de l’autre, son « modèle mental », qui conditionne ses comportements ; (ii) s’engager ensemble dans des actions collectives à petites échelle, expérimentales, à la fois significatives mais maîtrisables, qui permettent d’apprendre ensemble et de voir « à quoi ça peut ressembler concrètement » (telle initiative et/ou telle façon de faire, en alliance) ; (iii) d’intégrer dans ces actions collectives le « top down » et le « bottom-up », les idées et actions émergentes et les dispositifs et mécanismes institutionnels ou liés aux politiques publiques pouvant être utiles ; (iv) de procéder par itérations stratégiques « chemin faisant », en décidant régulièrement, sur la base des retours du terrain, là où il faudra « persister » (poursuivre le plan d’action tel que prévu) et là où il faudra « pivoter » (ajuster, ou changer radicalement parce que, d’après le terrain, ça ne fait pas de sens de « s’entêter » dans cette voie).

8. Pour un Maroc des territoires résilients

Un nombre croissant d’initiatives innovantes existent à l’échelle des territoires et elles n’ont pas attendu la crise du Covid-19 pour se développer, ce qui est vecteur d’espoir pour l’émergence d’un véritable mouvement partenarial en faveur d’une résilience des communautés et des territoires dans le futur. A titre illustratif, citons l’exemple de l’initiative lancée par un groupe de volontaires du Groupe OCP, dans le cadre du programme de mécénat de compétence « Act4Community ». Cette initiative a permis l’accompagnement sur le plan technique et managérial plusieurs coopératives opérant dans la couture à réussir leur reconversion dans la production de masques dans la région d’El Jadida, en collaboration avec l’Institut Marocain de Normalisation (Imanor) et l’Ecole Nationale Supérieure des Industries du Textile et de l’Habillement (ESITH)

Indépendamment de cette crise, des initiatives similaires existent à l’échelle du rural ou de l’urbain, portées la plupart du temps par des structures d’action collectives qui agissent en véritables « catalyseurs territoriaux », accompagnant les communautés locales à faire émerger leurs propres solutions et à mettre en œuvre leurs ressorts de résilience spécifiques.

A titre illustratif, l’association We Speak Citizen œuvre depuis 2015 à accompagner des communautés locales (vallée de l’Ounila, oasis de Skoura, province de Tata) à créer des synergies entre les associations, coopératives et différents acteurs du développement, pour favoriser l’émergence d’une véritable intelligence collective au service du développement local « auto-porté ». Au-delà des projets auxquels cette démarche donne naissance (ex. jardin permacole, tables paysannes et restaurants éphémères en circuits courts, marché solidaire, formation en école de la 2e chance, maison de l’oralité pour valoriser le patrimoine immatériel local), l’approche vise à faire émerger un véritable écosystème d’acteurs de développement en synergie. Cela passe par la collaboration avec les collectivités territoriales, des associations locales de développement, des groupements d’experts, des institutions publiques ou bailleurs internationaux etc.

9. Un espoir : l’émergence d’une coalition de « marginaux sécants » et de « tisserands du sens » pour accélérer la métamorphose en marche…

Selon les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg , le marginal sécant est « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires. » Cette notion est plus importante que jamais aujourd’hui pour réussir à « tisser les liens » entre les univers d’acteurs engagés dans ces alliances pour l’intérêt général, un travail qui met en lumière l’action combinée des entrepreneurs ou innovateurs sociaux, activistes, bricoleurs et autres intermédiaires de l’action collective, mise en lumière dans plusieurs travaux portant sur les alliances public-privé-société civile-universités . 

La qualité de marginal sécant n’est pas une propriété naturelle d’un individu, mais un construit social. On ne naît pas marginal sécant, on le devient. Ce n’est ni la fonction ni le poste ni les responsabilités ni la place ni la formation qui le définissent, mais bien ses comportements, qui naissent au confluent d’un mélange émotionnel et intellectuel composé de sentiments d’impuissance, d’incongruence, de perte de sens et de pulsion de vie créatrice tout à la fois. Le marginal sécant naît de ce chaos créateur. Il réagit au sentiment de perte de sens par une forme de « révolte » épistémologique au sens d’Albert Camus : « À l’absurde, l’homme doit opposer la révolte pour créer du sens et poser son existence d’homme, refuser sa condition. »

Selon Michel Crozier, le pouvoir d’influence du marginal sécant réside principalement dans sa capacité à se positionner dans des espaces interstitiels au seuil des différents systèmes d’action, ce qui lui permet d’identifier les signaux faibles en vue d’adopter une stratégie anticipatrice et de réduire les incertitudes de son environnement. Ce faisant, il joue naturellement le rôle de médiateur et occupe une fonction de traducteur entre les courants, ce qui fait de lui un véritable stratège au service du sens de l’action. Disposant en effet d’une vision complexe des jeux d’acteurs, il saisit des opportunités pour accroître sa sphère d’influence en mobilisant son tissu relationnel, et il sait naviguer dans les espaces de tension dans une logique de reliance, cherchant en permanence à renouer ce qui apparaît comme rompu.

Ce travail appelle une posture de véritable « tisserands » de ces acteurs du changement qui tentent de « réparer ensemble le tissu déchiré du monde », comme l’évoque Abdennour Bidar dans son ouvrage plaidoyer . En effet, le philosophe rappelle dans son ouvrage que c’est dans une triple relation à soi, à autrui et à la nature que nous pouvons réaliser pleinement notre humanité, nous invitant à réfléchir au sens de notre existence et à la manière dont nous pouvons encore construire une société solidaire.

Cette métaphore entre parfaitement en résonance, du reste, avec les enseignements des travaux sur le changement systémique et sur l’innovation sociétale en alliances multi-acteurs, qui évoquent la nécessité de pratiquer un « entre tissage » (Interweaving) actif entre la pensée et l’action, les domaines, acteurs secteurs entre eux, le micro et le macro etc.  

10. En guise de conclusion, et d’ouverture…

Ce papier a pour modeste ambition d’appeler à engager à la constitution d’une « coalition des possibles », par l’établissement de passerelles de dialogues, d’interconnaissance et de stratégies-innovations ouvertes collaboratives entre les acteurs des centres décisionnels (pouvoirs publics, institutionnels, grandes entreprises) et ceux de l’action terrain (innovateurs et entrepreneurs sociaux, militants associatifs, bricoleurs de « l’intérêt général »), entre les praticiens, les experts et les chercheurs.

Il appelle également, à un niveau plus méta, à « relier tous les relieurs », pour une société plus juste, plus humaine, pour réparer le monde d’aujourd’hui et construire le Maroc (et le monde) de demain… invitant à faire sien cet appel d’Abdennour Bidar : « Je suis, tu es, vous êtes, nous sommes tous Tisserands » .

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Références bibliographiques


Amine Belemlih

Consultant-chercheur-engagé. Membre du Think Tank Les Citoyens. Co-président fondateur du Transilience Institute, institut pour la résilience et la transformation des territoires. Managing Partner et fondateur de Blue Storm, cabinet de conseil en stratégie et transformation. Chercheur doctorant (Université Paris Dauphine). Professeur adjoint EM Lyon Afrique. Guest Lecturer School of Collective Intelligence, UM6P.